Partie 1

Je sortis de dessous un meuble, le bureau en bois acheté récemment par ma mère lors d’une braderie.

— C’est bon ? Je peux ? demanda-t-elle, impatiente.

Son premier ordinateur branché, j’autorisai l’allumage. Le décollage ? La navigation.

— Prête à surfer, m’man ?

Elle opina du chef. Elle appuya sur un gros bouton de forme cylindrique situé en haut d’une colonne. Je pris place dans son fauteuil, face à l’écran. Elle montra une pointe de déception, car elle pensait pouvoir s’en servir de suite. Je dus lui apprendre les rudiments du démarrage de ce genre de bécane. Elle me laissa agir.

— C’est ton boulot, dit-elle. Tu me diras quand ça sera prêt. Je vais me faire une tisane. T’en voudras une ?

— Oui, merci, m’man. C’est gentil. Ça ne sera pas long. Surtout avec cet appareil-là. Deux, trois trucs à entrer dedans et ça sera réglé. Je t’ajoute quelques sécurités dessus, histoire d’éviter les piratages, les virus… Les saloperies qui traînent sur le net.

— C’est pas dangereux, ton internet ? s’inquiéta-t-elle. Sinon, tu me mets pas ça ?

— Dangereux ? Ça peut… si on oublie de se protéger. Mais je t’ai dit, je vais installer tout ce qui va te permettre de contrer l’arrivée de contenus malveillants. Aucun connard de virus n’entrera chez toi !

Ma mère me croyait lorsque je parlais informatique. Parce qu’elle n’y connaissait rien. Parce que je gagnais de l’argent en réparant et en dépannant les ordinateurs ou les tablettes tactiles du voisinage, depuis le début de l’année passée. Pas des sommes folles. Mais de quoi envisager de monter mon auto-entreprise d’ici quelques mois. On m’y encourageait. Ma mère m’y encourageait. Elle semblait sincère lorsqu’elle mettait en avant mes qualités dans ce domaine.

Je mis son ordinateur en état de fonctionnement sécurisé.

Je poursuivis mon activité professionnelle, dans mon quartier. Le bouche-à-oreille me permettait d’enchaîner les contrats.

De rencontre en rencontre, je sonnai chez Nolwenn, une jolie jeune femme qui possédait un très grand appartement. Son charme opéra sur moi. Ses bouclettes. Ses lèvres charnues. Son sincère sourire. Ses yeux rieurs d’un bleu profond. Une Bretonne de trente-trois ans.

Je penchai vers son ouvert décolleté. Elle me reprit :

— Vous faites quoi ?

Je me redressai, confus.

— Oh ! Excusez-moi. Je… Enfin, je… Enfin, voilà quoi.

Nolwenn m’ouvrait la porte de son chez-soi. Juste pour que je répare son ordinateur. Je ne devais rien attendre d’autre d’elle.

— Vous montez avec moi ?

J’acceptai de la suivre.

— Je vous monte… Euh… Je monte. Je monte avec vous. On monte ? Ou est-ce que l’on monte ?

Nolwenn me prit la main.

— Vous êtes drôle, vous. Venez avec moi. Dans ma chambre.

Elle me tira par le bras, dans le couloir.

— C’est là-haut que ça se passe, précisa-t-elle.

Envoûté par cette femme, je me laissai guider.

Nous montâmes un escalier en marbre, croisâmes d’impressionnants tableaux de famille. Que des portraits de dames en tenue de cérémonie. Intrigants presque effrayants. Lugubres, je dirai.

Nous entrâmes dans une chambre à coucher, le lieu de la réparation à effectuer. Un ordinateur attendait une remise en forme.

— C’est pas trop grave, j’espère ? se renseigna Nolwenn. C’est parce que c’est un cadeau de ma grand-mère. J’ai de quoi en acheter un neuf, en remplacement de celui-ci. Mais puisque c’est un cadeau, je préférerais que vous le répariez. Vous comprenez ?

— Je comprends. Vous vous y êtes attaché. Vous ne pouvez plus vous en séparer. Il vous plaît.

Nolwenn recula de trois pas, l’incompréhension se lisant dans son regard.

— Vous êtes drôle… Vous pouvez le réparer ?

Elle posa sa main gauche sur mon épaule tremblotante d’émotion. Pas de bague à son annulaire gauche, observai-je.

Je lui assurai une réparation rapide et garantie solide.

Nolwenn reçut une déclaration, une preuve de mon attirance pour elle.

Nous finîmes cette journée bien entamée, dans son lit, sous protection.

J'accompagnai Nolwenn chez un concessionnaire automobile, dès son permis de conduire obtenu.

Ma nouvelle compagne acheta une berline cash. Cent quarante-huit mille euros, tout de même.

— Ça les vaut, disait-elle. C’est de la marque.

Nous en discutâmes.

— Juste à temps ! annonça Nolwenn, en me tendant une enveloppe ouverte, le lendemain.

— De quoi ?

Elle précisa :

— Juste à temps pour qu’on puisse y aller avec ma voiture. C’est moi qui conduirai.

Je compris de quoi elle voulait parler, en prenant connaissance, grâce à une carte d’invitation en provenance de Bretagne, de l’organisation d’un repas de famille. Les quatre-vingts ans de sa grand-mère à fêter.

— Et tu viendras avec moi, ajouta-t-elle, avec assurance. Tu vas l’adorer !

Avant de prendre ma décision, je demandai des compléments d’information :

— On sera nombreux ?

Nolwenn l’ignorait.

— Tu y vas souvent, toi ? Et ils sont comment ? Ils sont pas trop cons, ces Bretons ? Parce que je suis jamais allé là-bas, moi ? Ils sont sympas ? Et ta grand-mère, elle est comment ?

— Ma grand-mère est la plus cool des grands-mères, se contenta-t-elle de répondre.

Sa grand-mère, Felisia, une ancienne catcheuse professionnelle reconvertie en masseuse professionnelle puis en tricoteuse professionnelle, retraitée depuis moins d’un an, préparait de bons petits plats et de succulentes confitures de fruits rouges dont elle fourrait ses crêpes au froment, appris-je. Elle recevait ses invités dans des chambres aussi classieuses que celles des plus grands palaces. L’hôte rêvée, à en croire Nolwenn. Je la soupçonnais d’enjoliver le descriptif.

— Quand tu la rencontreras, tu verras que je ne te mentais pas. C’est la meilleure des grands-mères, la mienne.

Je pliai la carte de visite.

— Je vais y réfléchir. Toute la France à traverser, ça n’est pas rien.

Nolwenn le prit comme un accord. Je temporisai. Il me fallait vérifier mon emploi du temps.

Aucun rendez-vous prévu lors de cette semaine, constatai-je.

Je saluai Felisia d’un baise-main.

Nous nous trouvions seuls, au centre d’une pièce aux murs invisibles, éclairés de spots lumineux. Devant nous trônaient deux micros sur pieds.

La grand-mère en prit un et me donna l’autre. Je la remerciai.

— Bienvenue à toi, cher Hippolyte ! dit-elle. Tu sais pourquoi tu es là ?

Je lui parlai du repas d’anniversaire. Des rires enregistrés sortirent de tribunes chargées de poupées gonflables portant des masques à l’effigie de Nolwenn.

— On va chanter ! cria Felisia. Tous ensemble ! Tous ensemble !…

Des instruments de musique, ceux utilisés lors de festivités bretonnes, apparurent en descendant, reliés par des câbles.

— Je commence, indiqua Felisia. Tu suis. Ne te trompe pas ! Tu sais ce qui arrive à ceux qui se trompent dans les paroles ?

— Ils sont obligés de goûter vos confitures, blaguai-je, afin de détendre l’atmosphère.

— On va commencer, me rappela-t-elle à l’ordre. Tien-toi prêt, au lieu de faire l’imbécile. Et… trois, deux, un, zéro ! Musique maestro !

Des notes d’une chanson, une chanson d’amour, s’entendirent.

La grand-mère bretonne chanta le premier couplet, en entier. Puis elle continua.

Mon tour arriva. Au début du troisième couplet, je trébuchai.

Inquiet, j’attendis une sanction. Des sifflets enregistrés comblèrent l’endroit. Résonnèrent.

— Hippolyte, toi qui sors avec ma petite-fille, tu ne connais pas cette chanson d’amour, la plus belle des chansons d’amour, pointa Felisia. Comment peux-tu croire qu’elle t’aimera un jour ? Mais d’où sors-tu ?

Elle ne me laissa pas me justifier, et lorsque je voulus savoir pourquoi je ne pouvais pas lire les paroles, en même temps que je les chantais, elle cria :

— Tu t’es trompé !… Tu t’es trompé !… Tu t’es trompé !…

Je la regardai courir, tourner en rond, les bras levés au ciel.

— Il s’est trompé !… continuait-elle de crier. Il s’est trompé !… Il s’est trompé !…

L’inquiétude montait en moi. Qu’arrivait-il aux malheureux se trompant dans les paroles ? J’imaginai divers scénarios, du plus optimiste au plus pessimiste.

Je demandai l’aide d’une amie, en la personne de Nolwenn. Un refus catégorique en retour. Pas d’aide extérieure, pas de joker possible. Et, autour de moi, une grand-mère, en forme physique, donnant l’impression d’implorer une divinité :

— Il s’est trompé !… Il s’est trompé !… Il s’est trompé !…

Une gigantesque crêpe de froment roula jusqu’à moi, en même temps qu’une poêle. Deux grandes roues, en somme. Le sol devint un plateau tournant. La salle laissa place à un nouveau décor : une cuisine. Là où finissaient ceux qui se trompaient, pensai-je.

Un filet de pêche se ferma sur moi, me traîna. Je luttais. Mais, ficelé, j’approchais du pic d’un mont de confiture de fruits rouges. Une autre version des incantations de la grand-mère accompagnait les événements :

— Il s’est trompé ! On va le manger ! Il s’est trompé ! On va le manger !

Je me décomposais.

— Non !… Non, je ne veux pas !… Au secours ! Non ! Non !…


Je me réveillai dans le lit, le front et le reste du corps dégoulinant, me débattant.

Je me pris une soufflante de la part de Nolwenn, car, en m’agitant, je venais de lui mettre un coup de genou dans une cuisse. Je m’excusai, en mettant les torts sur cet affreux cauchemar, que je lui décrivis.

Nolwenn passa une main sur mon oreiller trempé de sueur. Elle me demanda d’oublier ce qu’elle qualifiait de stupide rêve et de me rendormir calmement, une journée chargée l’attendant.

Je changeai la taie et je descendis boire un verre d’eau, dans l’espoir de chasser les visions terrifiantes mémorisées.

Après quinze minutes passées à regarder par la fenêtre l’ombre d’une branche se secouer, je repris ma place aux côtés de ma belle.

Je contemplai ses courbes dépassant d’une nuisette relevée jusqu’à la taille. J’observais cette cicatrice, en forme d’aile, sous son omoplate droite. Conséquence d’une mauvaise chute, dans son enfance de fillette turbulente, expliquait-elle quand je la questionnais sur son origine.

Repensant à l’invitation, je commençais à la relier au cauchemar. Je redoutais de connaître un accueil, en Bretagne, au caractère dramatique ou horrifique. Ce cauchemar ? Une mise en garde ?

Je me posais des questions. Celle-ci, par exemple : Lors de cette visite de courtoisie, comment éviter de gagner un aller simple pour la morgue ?

D’où mon hésitation.

D’un autre côté, j’envisageais que Nolwenn prenne mal mon refus de l’accompagner. Qu’elle me le reproche. Durant des jours, durant des semaines. Et cela, jusqu’à une inévitable rupture. Douloureuse rupture. Pour moi surtout.

Fichue invitation…


Je parcourais une ruelle mal fréquentée. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les dealers vendaient.

Je m’arrêtai près d’un groupe de jeunes jugés suspects. Ils me regardaient avec défiance. Ils cachaient quelque chose. Des armes, sans doute.

Je n’aimais pas venir dans ce quartier. Encore une idée saugrenue de ma mère de s’installer ici. Le bas prix des loyers s’expliquait. Des bagarres, des fusillades, des trafics en tout genre, des descentes de police. Ma mère voulait habiter un endroit animé. Elle s’y plaisait, disait-elle. Je ne la croyais pas. Personne ne la croyait. Loger parmi des bandits, qui pouvait s’y plaire ? Personne ne la croyait.

Je me dirigeai vers un immeuble sale aux volets fermés et tagués, et sales. La porte entrouverte, et sale, paraissait dans l’incapacité de se refermer. Le hall, un nid à intrus, pensai-je, avec ses sales moquettes murales qui se décollaient. Des vitres cassées laissaient passer un léger filet de lumière, tout juste suffisant à éviter de se tordre la cheville, lorsqu’on avançait, faute aux plaques de plancher relevées.

Un lieu presque aussi sinistre que celui de mon cauchemar du matin. À la différence que ma mère vivait à l’année, quelques étages plus haut.

Avant que j’appuie sur la sonnette, ma mère sortit.

— Fiston ! dit-elle, surprise de me voir. J’allais faire des courses. Tu viens avec moi.

Nous atteignîmes le rez-de-chaussée, compressés par une foule de résidents, suite à une descente mouvementée ponctuée de cinq longs arrêts.

— Tu voulais me dire quelque chose ? me demanda ma mère, sur le trottoir. Tu vas larguer cette vilaine garce puante ?

— Puante ? m’indignai-je. Elle sent bon, ma belle Nolwenn. Même au réveil. Une haleine fraîche. Elle est propre. Elle se lave. Elle se parfume. Tu parles d’elle sans la connaître, m’man. Je voulais juste te dire que je vais faire un voyage. Je vais aller en… Bretagne.

— Chez ces sauvages !

— La grand-mère de ma chérie nous invite chez elle, pour son anniversaire. Elle va avoir quatre-vingts ans. Je te ramènerai une de ses confitures faites maison.

— J’en veux pas de ces confitures contaminées.

— Comme tu veux, m’man. Tu sais pas ce que tu rates.

Ma mère me parla du taux d’empoisonnement croissant en terre bretonne, notamment à la campagne, dans les patelins reculés, là où on y mange, à chaque repas, du rat ou de la chauve-souris porteuse et transmetteuse de virulents virus. Elle m’interrogea sur mon assurance maladie et sur l’adresse de l’hôpital le plus proche de mon futur lieu de villégiature. Elle me rappela mes dernières interventions chirurgicales.

Dans un supermarché, je l’accompagnai et elle acheta de quoi remplir un quart de réfrigérateur, ainsi que des confitures de son choix. Contrairement à Nolwenn qui détenait un compte en banque fourni, ma mère choisissait ses aliments soigneusement, s’intéressait aux étiquettes indiquant le prix au kilo.

— N’oublie pas d’où tu viens, me conseilla-t-elle.


Ce voyage vers la Bretagne, une région, selon ma mère, aux plages polluées, aux terrains pollués, aux habitats pollués, aux habitants pollués.

Une région où grouille la vermine, une région où les pesticides engendrent des maladies mortelles à quiconque mange un légume ou un fruit considéré pourtant comme parfaitement comestible.

Une région dans laquelle, plusieurs fois par jour, des pluies acides cloquent la peau et provoquent d’irréversibles plaies béantes, purulentes, menant, dans quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, à une gangrène débouchant dans quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas à une amputation de tous ses membres, absolument tous, avant une mort lente, au bout d’une longue agonie sans soins palliatifs, à cause de l’annuelle saturation des services de santé de tous ses hôpitaux, tous sans exception.

En y repensant, j’oubliais ce que Nolwenn me raconta sur cette même région, située à l’Ouest, vraiment très à l’Ouest.

Des fois, ma mère exagérait. Des fois, Nolwenn aussi. Fallait-il que je croie ma mère, de tempérament pessimiste ou fallait-il que je croie Nolwenn, de tempérament optimiste ? Je penchai pour un mélange des deux. La vérité, je le pensais, devait se situer là. À mi-chemin. Entre ce qu’en disait ma mère et entre ce qu’en disait ma compagne.

Ma mère voulait me protéger. Depuis ma plus tendre jeunesse, elle m’apprenait les dangers du monde, pourquoi je devais m’en méfier. Des images de mon enfance en tête, celles d’une mise sous cloche. Une mère aimante, protectrice, possiblement trop protectrice. Voilà ce qu’il en ressortait.

Malgré mes appréhensions, je décidai d’accompagner Nolwenn en Bretagne.

Partie 2

Les lourds et encombrants bagages de ma belle placés dans le coffre, nous prîmes place à bord de la berline de luxe.

Je redoutais une route longue, sinueuse, piégeuse.

Je regardai Nolwenn allumer le GPS.

Une voix donna des instructions, une fois le véhicule sorti du garage.

— Tu lui fais confiance, à ce machin-là ? demandai-je, affichant ma méfiance.

— Au prix où il m’a coûté, bien sûr. Ce machin, comme tu dis, c’est de la marque.

— Il t’a coûté combien ? Juste par curiosité.

Nolwenn m’indiqua la boîte à gants. Je regardai dedans et en sortis une facture.

— Deux mille neuf cent dix-huit euros et cinquante centimes, lis-je.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Nolwenn, en décélérant. Je l’ai pas payé assez cher. J’ai acheté une sous-marque ? Un bas de gamme. C’est un bas de gamme ? Je me suis faite avoir ?

— Tu peux rouler, la rassurai-je.

Nolwenn monta les vitesses et repartit de l’avant, en respectant le Code de la route.

— Mamie, on arrive ! dit-elle.

Nous écoutâmes la radio régionale durant les premiers kilomètres de cette traversée.

Nolwenn conduisait prudemment. Elle suivait les indications de son accessoire préféré du jour, son nouveau joujou. Elle lui parlait, comme si elle s’adressait à une personne de son entourage, un vieil ami.

Ce cauchemar, j’y repensais. Il ne me lâchait plus. Ces derniers jours, avec régularité, il revenait me hanter. Portant de légères modifications, de temps en temps.

Je me retrouvais mis au défi, lors d’un incroyable concours de chant. Dans le même décor sombre et angoissant : une sorte de plateau de cinéma ou de plateau de télévision se transformant en cuisine géante. Et je finissais perdant, en position de finir mes jours en tant que plat principal d’un succulent dîner à la sauce bretonne.

Après, je me réveillais. Après, Nolwenn me consolait.

Le véhicule se rapprochait de notre destination, avec certitude.

La conductrice s’arrêta, en opposition aux directives de l’objet indicateur de trajectoires.

— Un problème ? m’inquiétai-je.

Nolwenn m’avoua devoir passer prendre sa petite sœur, Klervi, pour l’amener avec nous en Bretagne. Un court détour, selon elle.

Je pus choisir la station radiophonique, en compensation des heures de route ajoutées au trajet.

Nous traversâmes un territoire aux plaines désertiques puis nous contournâmes un périphérique bondé.

Au lieu de nous diriger directement vers l’Ouest en suivant une diagonale, nous remontâmes vers le Nord.

— Elle ne chante pas de chansons d’amour ? m’informai-je, avant la rencontre avec Klervi.

— C’est quoi, cette question ? C’est ton cauchemar, ça ? Encore ton cauchemar ?

— Je me renseigne. C’est tout. Ta sœur ne chante pas ? N’est-ce pas ? Elle ne joue pas d’un instrument de musique ? Tu le saurais ?

— J’en sais rien. Peut-être…

— Peut-être ?

— …

La berline longeait un lac, une merveille de la nature. Je poursuivais l’interrogatoire :

— Ah oui. Au fait. J’ai bien failli oublier, ma chérie. Ta sœur ne cuisine pas de crêpes ?

Nolwenn gardait son calme.

— Non, mais ma grand-mère, oui. De très bonnes crêpes d’ailleurs. Qu’elle fourre de son appréciée confiture.

— Je sais, je sais. Comme dans mon cauchemar. Ça, je m’en rappelle très bien. Comment l’oublier. Toutes les nuits. Toutes ses nuits en compagnie de ta grand-mère en train de me provoquer, en train de me défier, prête à me manger.

Nolwenn restait concentrée sur la route.

À la nuit tombée, les phares s’allumèrent d’eux-mêmes, tout comme les voyants et les compteurs du tableau de bord entouré de plaquages en ronce de noyer.

— Sinon, ma chérie, ta sœur, elle ne pêche pas ? Elle n’a pas de filet de pêche, chez elle ?

— Stop ! m’arrêta Nolwenn. Tu commences à me les gonfler avec ça… Ma famille va très bien. Ma grand-mère et ma sœur vont très bien. Elles sont adorables. Que vas-tu t’imaginer ? C’est ta mère qui te raconte de vilaines choses sur ma famille ? C’est elle ?

Je n’osai rien dire.

— Je sais qu’elle ne m’aime pas, ta mère, continua ma compagne. L’autre jour, j’ai vraiment cru qu’elle allait m’en coller une.

— Elle ne ferait jamais une chose pareille. Vous avez discuté, toutes les deux ?

— J’ai essayé. Déjà, plusieurs fois. Ça ne sert à rien. Elle a quelque chose contre moi. Mais quoi ?

— Ça va s’arranger. Crois-moi. Elle est toujours comme ça, ma mère. Faut pas lui en vouloir. Elle veut pas qu’on fasse de mal à son fiston, c’est tout. Ça peut se comprendre, non ?… Comme toutes les mères, finalement.

— On va pas tarder à arriver.

Le GPS indiqua quelles rues prendre pour rejoindre l’appartement de Klervi. Toutes désertes. La plupart des maisons de ce village semblaient vides. Un commerce sur deux affichait une pancarte de mise en vente.

Partie 3

Deux venelles parcourues plus tard, Nolwenn gara sa chère automobile.

Elle klaxonna lorsqu’elle aperçut sa petite sœur à la fenêtre.

Cette dernière nous rejoignit, dans la minute. Klervi et Nolwenn se ressemblaient. Je les entourai de mes bras. Des embrassades suivirent.

— Je vous connaissais en photos et en peinture, indiquai-je à la petite sœur. Faudra que vous pensiez à changer de photographe et de peintre. Je ne vous pensais pas aussi…

Je me retins. Je réservais mes déclarations d’amour à ma belle, qui me regardait d’un mauvais œil.

— Normal que je la trouve jolie, m’en sortis-je, auprès d’elle. C’est ta sœur. Vous vous ressemblez tellement.

Nolwenn apprécia la remarque, davantage que Klervi âgée de neuf années de moins.

Seul, pendant qu’elles discutaient en ricanant, je portai les lourds bagages, en dégageant du pied un chaton qui s’y accrochait avec amusement, voulait jouer avec les lacets de mes souliers.

— Ils viennent d’où, tous ceux-là ? demandai-je, à un moment, entre deux de leurs rires.

Klervi me montra des bâtiments abandonnés servant de lieu de reproduction des félins.

— Sept chats pour un villageois, au dernier recensement, indiqua-t-elle. Sans compter les blaireaux.

— Oui, je te crois, on en a croisé un gros, intervint Nolwenn. Juste en arrivant.

— Trois blaireaux pour un villageois, au dernier recensement, compléta la résidente. Deux renards. Et un loup.

— Il vaut mieux aimer les animaux pour vivre ici, plaisantai-je.

Les deux sœurs se regardèrent.


L’intérieur de l’appartement de Klervi ressemblait à un donjon, pas trop sale. Un canapé-lit servait de couchage aux invités de passage. Je le dépliai, en retirai les coussins.

Nolwenn ne voulait plus m’écouter lorsque je lui parlais et reparlais du cauchemar récurrent qui occupait mes nuits.

— Il se passe des choses étranges. Depuis que ta grand-mère nous a envoyés cette invitation. Je te le dis. Je te le répète. Qu’est-ce que cela signifie ? Que me veut ta famille ?

Klervi nous ouvrit ses bras.

— Je vous ai préparé un petit quelque chose. Vous allez vous régaler. Les petits chanceux.

Dans le couloir, quatre touffus chatons rayés jouaient avec un gras renard au sombre regard. Ils couraient, leurs queues touchaient mes mollets. Je reculai.

Le dîner qui suivit confirma mes suppositions. Se trouvaient des animaux sur la table. Ceux-là voulaient attraper, d’une patte crochue, de la nourriture servie. De la nourriture, de la bouffe, oui, d’une consistance et d’une odeur rappelant la pâtée. Un véritable défilé. À un intrépide chat succédait un osseux loup. À un affamé blaireau succédait un audacieux renard. Ils se servaient et déguerpissaient. Lorsqu’ils venaient de la droite, ils sortaient par la gauche. Et inversement.

— Ça vous arrive de faire des cauchemars ? demandai-je à Klervi, l’interrompant en plein léchage.

La petite sœur leva la tête et son assiette creuse glissa sur la nappe en la gondolant, poussé d’un coup de museau de blaireau. Encore un blaireau !…

Je lui montrai ma bonne volonté, en essayant de la récupérer.

Submergé par une multitude d’intrus à quatre pattes et à gueules baveuses, j’abdiquai, vite. Klervi ne m’en voulut pas.

— Ils sont gentils… Tu me disais ?

Je lui racontai, dans le détail, le cauchemar, perturbant, récurrent cauchemar. Elle le trouva étonnant. Un peu effrayant, parfois marrant, mais surtout étonnant.

— Ne l’embête pas avec ça ! intervint Nolwenn. Ça va te passer. J’en suis certaine.

— Il ne m’embête pas, lui assura Klervi.

Le repas terminé, allongé dans le canapé-lit, j’attendais que ma belle finisse de prendre une douche.

Elle arriva. Elle souleva l’épaisse couverture rapiécée prêtée pour l’occasion. Elle se colla à moi.

Lui caressant une hanche, je demandai :

— Juste une question, ma chérie : Tu pourrais rester en couple avec quelqu’un qui ne connaît pas toutes les paroles de la meilleure des chansons d’amour au monde ?

— On a de la route demain, répondit-elle. Bonne nuit.

Nolwenn m’embrassa, se tourna, m’offrit son dos, et sa cicatrice en forme d’aile, s’endormit.

— Tu es partant, Hippolyte ?

Une poupée gonflable, portant une coiffe, jaillit de l’endroit où elle se trouvait parquée et pondit des clones venant remplir des tribunes sorties des murs de l’appartement, qui accueillirent, dans un deuxième, en arrière plan, des drapeaux blancs et noirs, sur lesquels des hermines gambadaient.

— J’espère que tu l’as connais maintenant, dit Felisia, la plus belle des chansons, celle que me chantait ma mère lorsque j’étais dans mon berceau. Celle que devraient chanter toutes les mères à leurs enfants.

Je ne pouvais lui garantir la connaître par cœur, malgré de récentes révisions.

— On va chanter ! cria la grand-mère d’origine bretonne. Tous ensemble ! Tous ensemble ! Et… trois, deux, un, zéro !

La musique débuta. Je passai les obstacles. Je surpris Felisia, lorsqu’elle voulut me piéger. Je commençais à connaître les paroles de cette chanson, longue, très longue chanson. Au moins celles des premiers couplets. Les quarante premiers.

Les difficultés arrivaient au moment d’atteindre le quarante huitième, car il mêlait des mots de cinq langues différentes, auxquelles s’ajoutait du patois d’une contrée aujourd’hui disparue et de l’argot à prononcer avec un étrange accent.

Cette chanson d’amour, il s’agissait de la plus belle des chansons d’amour du monde. Il s’agissait avant tout de la plus longue des chansons jamais composées. D’une durée de vingt-heures trente-trois minutes et dix-sept secondes, elle se composait de cent soixante-trois mille cinq cent huit mots.

Plus que dix mots à chanter. La grand-mère ne rigolait plus. Neuf, huit, sept et… à l’approche du but, je perdais mes moyens. Je perdais, tout court. J’échouais au rattrapage.

Des filets se déplacèrent, m’enroulèrent. Des spots lumineux, descendus du plafond, éclairèrent un tapis de sol devenir crêpe. De la confiture se forma en surface. Des moucherons s’agglutinèrent.

— Il s’est trompé ! On va le manger ! cria, en boucle, Felisia.

Je me débattais.

J’ouvris les yeux, en me redressant dans le canapé-lit. Soulagé.

À la place de Nolwenn, ronflait un énorme loup. Des insectes rampaient, non loin de moi, sur mon couchage. J’en sortis. Je secouai mes vêtements de nuit. De gros cafards tombèrent sur mes pieds nus.

Un oiseau tapait au carreau. Non, une chauve-souris qui possédait un bec de corbeau. Et les yeux de la grand-mère.

Sur mes gardes, je m’avançai.

Elle restait là. Elle voulait entrer dans le salon. Son bec frappait, avec régularité. Je m’approchais et elle continuait, comme-ci ma présence l’indifférait.

Elle me parlait en morse, déduisis-je, après observation. Quel message voulait-elle m’envoyer ?

Une bibliothèque rose et verte penchait vers la gauche, sur ma droite. Elle recueillait une dizaine d’ouvrages traitant du monde animalier, un épais dictionnaire et un manuel destiné à quiconque voulait apprendre le morse. Exactement ce qu’il me fallait.

Je cherchai des illustrations explicatives. Que du texte, serré, compacté. Heureusement bien chapitré. La table des matières m’aida.

Un paragraphe me permit de comprendre le message de la créature volante.

D’après ce manuel, la chauve-souris disait me trouver beau. Elle disait me trouver très beau. Mais elle disait aussi devoir m’arracher les tripes, si j’oubliais les paroles de la plus longue chanson du monde. Je remis le livre à sa place.

Je lançai un coussin contre la fenêtre, dans l’idée de dégager la méchante bête. Elle ne bougea pas, elle continua de marteler le carreau.

Elle me narguait.

Le carreau se perça. Se fissura. Il m’aspira.

Une voix, devenue familière, celle de la grand-mère, me dit doucement :

— Tu as perdu, on va te manger.

Je me mis à crier.

Je m’extirpai du royaume des songes, ténébreux songes, oppressants songes. Nolwenn m’accueillit dans ses bras.

— Je ne suis pas un perdant ! lui hurlai-je dans les oreilles.

Elle me caressa, me dorlota.

— Je suis là. Tout va bien, Hippolyte.

Je m’interrogeai sur elle. Nolwenn ? Ou encore un coup de sa machiavélique grand-mère, cette si vilaine bretonne.

— Pince-moi ! demandai-je.

Nolwenn donna suite à ma demande, en tournant, retournant la peau de mon avant-bras, une fois ma manche relevée. Les larmes me montèrent.

— Ça va comme ça ?

Je l’arrêtai.

— Je voulais juste m’assurer de quelque chose.

— J’avais compris. Je suis pas sotte. C’est encore ton cauchemar. Toujours le même cauchemar. Tu devrais commencer à t’y habituer, pourtant.

Klervi vint aux nouvelles.

— Alors, les amoureux ? Vous avez passé une bonne nuit, j’espère ?

Nolwenn répondit pour moi, en mentant. Je dus rétablir la vérité.

— Épouvantable nuit ! affirmai-je. Le cauchemar, toujours le même cauchemar. Un épouvantable cauchemar.

Nolwenn parla de la route qui nous attendait et, donc, Klervi remit notre discussion à plus tard.

— On aura le temps d’en parler dans la voiture, lui accordai-je.


Devant moi, Klervi éventra un bombé sac de croquettes bon marché. Le bruit spécifique entraîna l’irruption d’animaux visiteurs. Il en sortit de partout, en grand nombre.

— Ils sont gentils, se justifia la petite sœur, en étalant les friandises odorantes à divers endroits de l’appartement, excepté dans des gamelles.

Prévoyante, celle-ci répéta l’opération deux autres fois, recouvrit le sol.

— J’ai demandé à une voisine de passer demain et après-demain, et après après-demain. J’ai laissé quelques sacs chez elle. C’est qu’ils ont de l’appétit, mes gentils.

Je restais muet, car un loup, impressionnant, me regardait, en salivant abondamment.

— Lui, il ne mange pas de croquettes, affirma Klervi avant d’utiliser un ouvre-boîtes, de plonger la main dans de la pâtée gluante, ressemblant à notre repas de la veille.

La petite sœur en remplit une grande assiette décorée de mosaïques multicolores et la proposa à l’animal.

— Voilà, mon gentil, dit-elle.

Klervi se tourna vers moi.

— Ils sont gentils.


Sa marmaille servie, je profitai d’un moment de tête-à-tête avec la petite sœur.

— Sinon, elle est comment, votre grand-mère bretonne ?

Je dus préciser le fond de ma pensée, devant son air perplexe :

— En règle générale, elle se comporte bien avec les fiancés de Nolwenn ?

— Ça n’est pas une sauvage ! s’offusqua-t-elle. Dans ma famille, on n’est pas des sauvages.

— C’est pas ce que je voulais dire, m’excusai-je. Je voulais… Je voulais… Elle me fait peur, ta grand-mère.

— Elle est adorable, ma grand-mère. C’est la meilleure des grands-mères au monde. La meilleure.

Je pensais lui demander l’autorisation de rester crécher dans son appartement, le temps qu’elle et sa grande sœur séjournent chez la grand-mère, en Bretagne.

— Tu vas souvent la voir, toi ?

Elle lui rendait visite tous les mois, avant son déménagement.

— Ils traitent bien les étrangers, ces gens-là ? Ces Bretons ?

Klervi rigola.

— Ils traitent mal les étrangers ?

Elle rigola plus fort.

— Est-ce qu’ils mangent, ou côtoient des chauves-souris ?

Nolwenn réapparut, une feuille d’un rouleau de papier toilette collée sous une bottine.

— Ce qu’il est drôle, ton mec !

Je suivais Nolwenn lorsqu’elle reprochait à sa petite sœur de toujours préparer ses affaires au dernier moment.

Je crus apercevoir une dodue chauve-souris derrière un carreau. Rien de plus qu’un gros moineau.

Presque je sursautai lorsque Klervi découvrit un filet, en soulevant des soutiens-gorges.

— Un problème ? s’inquiéta Nolwenn.

J’en bafouillais. Les sœurs s’interrogèrent.

— Le filet… Non ! hurlai-je. Je veux pas !…

Je revoyais les images terrifiantes du cauchemar. Les mailles d’acier tranchantes qui se resserraient sur moi, qui me plongeaient dans de la confiture, une confiture de fruits des bois. Pourris les fruits des bois. Pourris et moisis. La tête la première là-dedans. Plongé là-dedans. Le corps entier. Décomposé. Puis consommé par d’affreux moucherons. Des centaines, des milliers, des millions de moucherons.

— Le filet ? s’interrogea Klervi, à voix haute.

De son rayon lingerie personnelle, celle-ci sortit un body.

— Ça, ton filet ? me demanda-t-elle.

Je pris conscience de mon erreur de jugement. Klervi, le percevant, s’approcha tâter le derrière de Nolwenn.

— Hippolyte ne veut pas que j’emmène mon body en Bretagne. Et pourquoi Hippolyte ne veut pas que j’emmène mon body en Bretagne ? Le plus sexy de tous mes bodys. Le seul qu’il me reste. Mes gentils adorent jouer avec mes bodys. Allez savoir pourquoi. Ils s’amusent avec. Il me reste plus que celui-là. C’est décidé, je l’emmène en Bretagne, mon body. Qu’Hippolyte le veuille ou non. Nolwenn, tu t’arrangeras avec lui. Si tu le sens trop tenté par la chair que l’on trouve sous ce body. Mais il est fidèle, ton mec ?

Nolwenn me défendit, trouvant sa petite sœur un brin trop allumeuse avec moi. Je l’en remerciai.


Une vibration téléphonique s’entendit. Tous les trois nous sortîmes, dans le même temps, nos mobiles.

Klervi décrocha le sien.

— C’est maman ! dit-elle.

Nolwenn lui demanda de mettre le haut-parleur. Ainsi, nous pûmes, ensemble, saisir le pourquoi de l’appel.

Muriel, la mère de Nolwenn et de Klervi, devait nous rejoindre en Bretagne. Elle devait même s’y rendre avant nous. Un contretemps, dont elle préférait taire les tenants, l’obligeait à revoir ses plans, compris-je.

Il fallait passer la prendre chez elle. Il fallait l’amener au repas d’anniversaire de la grand-mère. Un autre détour, en perspective. Une étape, dans l’Est, s’ajoutait au trajet. Divorcée, Muriel y vivait depuis quinze ans.


Une heure après, nous montâmes dans la berline, qui portait nos bagages sur son toit.

Relégué sur la banquette arrière, je bouclai ma ceinture de sécurité.

Klervi complimenta sa grande sœur sur son choix d’un tableau de bord en ronce de noyer, avant d’ausculter l’intérieur de la boîte à gants. À la recherche de disques. Puis elle rouvrit la portière.

— Attendez. Je reviens.

Klervi passa de longues minutes dans son immeuble. En redescendit, les bras chargés. De quoi remplacer des heures d’écoute de musiques proposées par les stations radiophoniques.

— C’est du Metal, indiqua-t-elle, annonçant la couleur, musicale la couleur.

— On a du Trash Metal, du Black Metal, du Metal Symphonique.

— Du Metal, quoi, résuma Nolwenn.

Je connaissais quelques groupes dans ce genre musical, les plus connus selon Klervi.

— Tu vas pouvoir élargir tes connaissances musicales, Hippolyte.

Des heures de route pour ça, effectivement.

Dans le lecteur, Klervi introduisit un CD, enveloppé dans une pochette rouge et noir sur laquelle des musiciens grimés en vampires crachaient du sang.

— Vous allez apprécier. Petits chanceux.

Klervi resta mesurée, malgré ses propos.

— Même si, ajouta-t-elle, évidemment, ça vaut pas un de leurs concerts. Du très bon. Je conseille.

Et elle se tourna vers moi, le premier morceau entamé.

— Alors ? Ça te plaît ?

Elle me sourit.

— Ils ne font pas de chanson d’amour ? lui demandai-je, en me penchant, le front au contact de son repose-tête.

— Pas sur cet album.

Alors, je lui avouai tout le bien que je pensais de ces musiciens, les meilleurs que je connaisse, sans l’ombre d’une hésitation.

— Contente que ça te plaise.


Cinquante, cent, deux cents, trois cents kilomètres effectués. Le lien familial unissant les sœurs se renforçait. Elles blaguaient entre elles. Une ambiance détendue régnait au sein de l’habitacle.

Sans prévenir, la plus jeune des deux me demanda un massage des épaules.

Une secousse se ressentit : un trottoir heurté, suite à un léger coup de volant de Nolwenn.

— Je m’arrête, dit-elle ensuite. On va faire une pause.

Après quatre heures de route, ça me paraissait justifié. À Klervi aussi, qui indiqua la voie d’entrée d’une aire de repos.

La berline s’y gara, entre un camping-car et un camion. D’un côté, une famille nombreuse. De l’autre, un routier moustachu qui attira, de suite, l’attention de la petite sœur.

— Vous avez vu comment qu’il me regarde, lui ? signala-t-elle. Un obsédé ! Regardez-moi cet obsédé !

Oubliant le massage, elle baissa sa vitre et l’interpella :

— Et mec, t’as un problème ? T’as jamais vu une jolie fille de ta vie ?

Klervi ricana. Je la trouvai odieuse.

— C’est comme ça qu’il faut leur parler, aux mecs, se justifia-t-elle, sans doute pensant me persuader qu’elle agissait convenablement.

Son attitude la rendait moins attirante. Elle s’en prenait au routier. Elle laissait tranquille le père de famille, accompagné de sa femme et de sa tribu, en train de laver sa vaisselle, un tuyau de son véhicule pompant la réserve du bloc de sanitaires.

— Je vais aller le voir le routier, je suis sûr qu’il y a moyen de rigoler.

Nolwenn annonça la fin de la pause.


J’observai Klervi changer d’album, lorsque la voiture roulait sur une autoroute.

— Il n’y a pas de chanson d’amour, dans celui-là ? me renseignai-je.

Klervi prit un autre disque.

— Garanti sans chanson d’amour, celui-ci. Tien. Regarde donc, Hippo… Je peux t’appeler Hippo, ça te dérange pas ?

— Non, non. Si, si, tu peux. Comme tu veux.

Elle tourna le CD et me le donna. Que des morceaux aux titres écrits en anglais. Ça ne m’arrangeait guère.

— Tu peux me les traduire, s’il te plaît ?

Klervi, qui maîtrisait cette langue étrangère, me rassura sur le contenu des musiques.

Je crus apercevoir une chauve-souris sur une affiche publicitaire, mais il s’agissait d’un oiseau noir dont je ne connaissais pas le nom.

Le paysage défilait. Le ciel dégagé. Des mouvements touristiques dans les deux sens. Un embouteillage annoncé. Les ralentissements vinrent. Un nombre croissant de véhicules.

Le compteur affichait trente-deux kilomètres-heure et l’aiguille descendait. Les agacements d’automobilistes pressés nous encadraient. Ça klaxonnait. Les moteurs et les pots d’échappement fumaient. Les carrosseries luisaient. La chaleur restait agréable dans notre voiture, grâce au système de climatisation monté dessus, le plus cher du marché.

J’observais les voitures nous entourant, gardais mon calme malgré l’arrêt forcé. Nolwenn réajusta son siège. Klervi tapotait, au rythme de la musique , ses genoux.

Les minutes s’égrenaient et nous n’avancions plus. Le soleil grossissait, lentement mais sûrement. Il nous surplombait. Ses rayons pointaient. Autour de nous, dans un véhicule puis dans un autre puis dans plusieurs, les organismes suintaient.


Se déplia un plateau. Un que je connaissais. Bien même.

Une fois encore, finalité de mes cauchemars, je me retrouvai tout proche de battre la grand-mère, lors de son défi favori, celui dans lequel il me fallait chanter, de mémoire, les paroles, toutes les paroles, absolument toutes les paroles, de la plus longue des chansons d’amour.

À trois mots près, j’échouai, ce coup-ci. Elle se moqua. Beaucoup. Et entonna sa réplique habituelle, avant la non moins habituelle plongée dans de la confiture étalée sur une crêpe suivie d’un engloutissement total, de mon être, par une nuée d’immondes moucherons.

On me tira du sommeil. Klervi, en me brusquant.

Et d’enchaîner la discussion sur un sujet personnel : ma mère. Ce qu’elles en pensaient, les deux sœurs.

— Tu la connais, elle ? interrogeait Klervi et forçait Nolwenn à lui répondre, bien qu’à l’évidence celle-ci préférait ne rien en dire.

— À peine. Je l’ai croisée deux, trois fois. Vite fait. Elle m’aime pas. C’est tout. Ça arrive. Ça n’est pas bien grave.

— Une connasse…

— Arrête sœurette !

J’appréciais que Nolwenn cherche à défendre ma mère de ces insultes bien mal venues et réussisse à passer outre son mauvais comportement envers elle.

La grande sœur en sortait grandie.

Partie 4

Je suivis Nolwenn et sa petite sœur jusqu’à un immeuble aux murs peints en beige foncé. Situé parmi un groupement de jolis chalets au look rustique, il apparaissait comme une grosse verrue sortie de terre, dans ce quartier touristique de cette ville vosgienne. Cette ville vosgienne que nous nous apprêtions à rencontrer. Une de ses habitantes, en particulier. La mère de ma compagne.

Nolwenn appuya sur un bouton de l’interphone. Un bruit strident résonna dans le hall d’accueil et la porte d’entrée du laid bâtiment en ciment se laissa ouvrir.

Klervi sonna et elle entra avant que sa mère le lui en donne l’autorisation.

— Tu viens ? me demanda Nolwenn.

Elle me tira par le bras.

Klervi et sa mère s’embrassaient chaleureusement. Nolwenn les rejoignit.

Les trois membres de famille réunis et moi les regardant s’aimant. Contentes de se retrouver, elles ne se lâchaient plus. Je toussotai, façon de marquer ma présence. Leur cercle familial se rétrécissait, me tenait à l’écart. Leur complicité jaillissait. En observateur, j’assistais aux retrouvailles, je les laissais entre elles.

Finalement, Nolwenn se souvint que je les accompagnais.

— Tu le connais, dit-elle à sa mère, en me montrant du doigt. Il vient avec nous chez mamie.

— J’avais cru comprendre ça, lui confia Muriel, en allumant quatre bâtonnets d’encens.

De la fumée se dégagea des tiges allumées. La gorge me gratta, mais je le gardai pour moi. Les yeux me piquèrent, sans qu’elles en sachent rien.

— Content de vous rencontrer, annonçai-je à la mère, sans sincérité.

Les bises échangées, d’une froideur perceptible, témoignaient d’une réciprocité de pensée.

— Ils sont de plus en plus moches, dit Muriel, en parlant de moi à Nolwenn. Tu le fais exprès ? Tu comptes ouvrir un zoo ?

Klervi intervint, révoltée.

— Les zoos ne devraient pas exister. Les animaux sont faits pour vivre dans la nature. Pas dans des cages. Un point c’est tout.

Mère et filles dissertèrent de la cause animale, en plaçant des mots en langue bretonne. J’évitais de m’en mêler. Simplement, je les écoutais. De la fumée opaque envahissait la pièce.

— Ça sent bon, hein ? me demanda Muriel.

Puisque nous nous trouvions chez elle, je répondis :

— Très bon.

Je forçai un sourire. Elle en parut satisfaite.

Elle alluma douze autres tiges fumantes, malodorantes, irritantes.

Nos silhouettes disparaissaient dans ce brouillard voulu, éclairées de simples lampes aux ampoules rougeâtres peu lumineuses.

Muriel nous proposa de goûter son thé. Les sœurs acceptèrent, naturellement. Je ne pus refuser.

Muriel arracha d’arrondies pétales de fleurs bleues. Elle les émietta et en saupoudra un curieux mélange d’herbes séchées dont je m’assurai de la légalité de la culture.

J’en subis les conséquences.

— T’as pris ma maman pour qui ? me tomba dessus Klervi, surexcitée.

— Je me renseigne, me défendis-je, voulant la calmer.

Nolwenn, je la cherchai du regard. Ma belle Nolwenn ? Disparue dans le brouillard.

Je sentis un coude m’écraser le creux de la hanche.

— Tu laisses ma maman tranquille, me menaça Klervi. Compris, mec ?

Agressive, elle me montra les dents.

— Compris, mec ?

Klervi me rendit la liberté quand arriva sa grande sœur.

La mère termina la préparation de la tisane, en compagnie de ses filles. La mixture mise en théière.

Avant l’extinction des bâtonnets, Muriel en allumait huit autres. Mes yeux coulaient. Ma bouche devenait pâteuse.


Nous prîmes place, tous les quatre, autour d’un guéridon, semblable à ceux servant aux séances de spiritisme, comme le mentionna la petite sœur. Étrangement, Nolwenn la stoppa lorsqu’elle voulut détailler.

Dans cette famille, il se passait des choses qui m’échappaient. Leurs non-dits réguliers me le laissaient penser.

Debout, Muriel leva la théière. Elle la pencha légèrement, en avant. Le liquide contenu s’en écoula, par la seule embouchure ouverte. Un étroit filet tomba, dans une verticale parfaite. Remplit une tasse que la grande sœur tendit. Ensuite, Klervi reçut la préparation aux vapeurs envoûtantes. Muriel se servit. Et, pour finir, elle me laissa le droit de goûter à sa spécialité.

Un fond de tasse pour moi. Je la remerciai, même si je voulais plutôt lui rappeler les bonnes manières, notamment celle de servir un invité en premier.

D’évidence, Muriel cherchait à m’agacer. Je la décevais, en restant calme face aux attaques, face aux bassesses, face à ce comportement infantile qui la caractérisait plus que toutes qualités ou défauts.

Muriel agissait telle une gamine. Une grande gamine de presque soixante ans. Vêtue d’un pagne en toile de jute sous lequel elle ne portait pas de sous-vêtements. Ébouriffée, des rangées de chicots en moins, un nez bosselé résultant d’une fracture mal consolidée. Des sourcils épais, des yeux noirs. Des yeux noirs qui me pointaient d’un regard noir.

Avec sévérité, elle me demanda mon avis sur la qualité de son thé. Puis elle m’obligea à finir ma tasse, malgré ma réticence.

— Tout le monde l’aime, assura-t-elle. Pourquoi tu fais cette tête-là ?

Je grimaçais, l’amertume du liquide en cause. Et ce rebutant goût terreux amplifiant la sensation désagréable associée à la contraignante dégustation. Des bouffées de chaleur accompagnèrent mon absorption des dernières gouttes du breuvage.

Je sortis discrètement de la pièce, dès que je pus. J’actionnai le mitigeur d’un robinet de la salle de bain. Juste un bruit, qui ressemblait à un rot, s’en échappa.

L’eau du cabinet de toilette, une autre option que j’envisageai sérieusement, maintenant. J’en tirai la chasse d’eau dans l’espoir d’éclaircir la flotte, sans résultat convaincant.

Je m’accroupis et plongeai mes mains dans la cuvette. Je les ramenai à ma bouche et bus le trouble liquide, malgré sa couleur jaunâtre.

Les brûlures ressenties, de l’œsophage à l’estomac, se dissipèrent. Je m’aspergeai le visage et les cheveux.

Des pas derrière moi.

— Il pourrait la fermer, entendis-je.

D’un pied nu crevassé, Muriel appuya sur mes fesses, avant de claquer la porte des toilettes derrière moi.


Lorsque je revins vers elles, les trois femmes me dévisagèrent.

— Tu faisais quoi ? commença Nolwenn, poussée par sa famille. C’est le thé de maman ?

Je n’osai lui dire tout le mal que j’en pensais. Alors, j’en dis du bien. Je citai une réplique d’un spot publicitaire, en le reformulant, dissipant un éloge de l’atroce infusion.

— Il ne mérite que ça, dit la mère. Qu’on lui tire les vers du nez. Si ça se trouve, on va en sortir un crapaud. Toujours moins moche que ton nouveau mec. Tu devrais prendre exemple sur ta sœur. Une sainte. Dévouée. Jamais mal accompagnée.

— Jamais accompagnée tout court, répliqua Nolwenn, en attaquant, par la même occasion, sa petite sœur, zen pourtant.

Je proposai une balade à Nolwenn, en lui parlant d’un joli coin de verdure aperçu.

Tant bien que mal, je dirigeai Nolwenn vers un endroit de repos apparent. Un endroit où nous pouvions discuter de pouvoirs magiques, de sorcellerie, et de mon cauchemar.

Plutôt que d’en parler, Nolwenn préférait retourner auprès de sa famille, ces bretonnes dispersées aux quatre coins du pays mais encore et pour toujours des bretonnes.

Nolwenn me l’indiqua, et elle partit s’enfermer dans sa luxueuse voiture.

Derrière les vitres fermées, elle mania une moue boudeuse. Sa mère dut lui promettre de me ménager, tout comme sa petite sœur. Finies, leurs provocations.


Nous dînâmes ensemble. Tous les quatre. Klervi me parla aussi gentiment qu’elle parlait aux animaux de son refuge. Nolwenn me caressa la cuisse, en signe d’une torride nuit d’amour à venir.

— Parlez-moi de votre mère ? interrogeai-je Muriel, profitant de l’ambiance détendue.

— Si vous voulez, mon cher Hippolyte. Que voulez-vous savoir sur elle ?

— Je sais pas. Parlez-moi d’elle. Elle est gentille avec les fiancés de sa petite fille ?

— Elle est gentille avec les fiancés de sa petite fille, mon cher Hippolyte.

— Elle n’a jamais eu un comportement déplacé avec un fiancé de sa petite fille ?

— Elle n’a jamais eu un comportement déplacé avec un fiancé de sa petite fille, mon cher Hippolyte.

— Tu vois, je te l’avais dit, me rappela Nolwenn, sa bouche effleurant le duvet de mon oreille droite.

— Oui, tu as raison. Je vais arrêter de m’inquiéter pour ça… Après, mets-toi un peu à ma place, aussi. C’est la première que je fais un si long voyage, moi. Et, en plus, pour aller en Bretagne. Normal que j’angoisse, non ?


Je dus séparer Nolwenn et Klervi. Une nuit dans un lit en jeu, un grand lit de deux voire trois places, confortable, propre, quasi neuf. Sinon, il fallait dormir, à nouveau, dans un canapé-lit, celui-là d’une place et demie, inconfortable, sale.

— Moi, je dors dans le lit, n’en démordait pas la petite sœur, la bave aux lèvres.

— On est deux, on dort dans le lit, répliquait la grande sœur, que je soutenais.

— Non, le lit est pour moi, insistait la petite sœur. Vous avez bien dormi dans mon canapé-lit, chez moi. Alors ?

— Parce qu’on n’avait pas le choix, répondait la grande sœur. Et le tien est plus grand, je te signale. On tiendra pas à deux, là-dedans. Réfléchis un peu. Si tu es en capacité de le faire.

Piquée au vif, Klervi, d’un geste, agrippa et tira les cheveux de Nolwenn.

— Traînée !

La grande sœur envoya un uppercut. Que je me pris dans le ventre, en voulant m’interposer. Je tombai en arrière, l’estomac presque aussi douloureux qu’après l’ingestion du thé sûrement ensorcelé.

— Arrêtez ! leur suppliai-je, en basculant sur le flanc. Vous êtes folles !

Et d’ajouter :

— Sorcières !

Ce mot interrompit la querelle.

— On n’est pas des sorcières, me dirent-elles, d’une seule voix, dans un ton monocorde, semblant choquées.

Elles continuèrent :

— On est de gentilles filles. C’est méchant une sorcière. Nous, on est gentilles. On est de gentilles filles.

Ensemble, elles me relevèrent.

— Ne dis jamais plus qu’on est des sorcières. Jamais plus, tu m’entends, m’implora curieusement Nolwenn, avant de me proposer, à son tour, une balade.

Un grand sourire me donna envie d’accepter.


Nous découvrîmes la ville et ses noctambules, aux environs de minuit, non soucieux de la route du lendemain ni de la forme de notre couchage.

— Je sais que c’est bête, mais, à un moment, j’ai bien cru être tombé sur une famille de sorcières.

— Oui, tu es bête. On peut parler d’autre chose ?

Nolwenn serra ma main dans la sienne.

Nous accédâmes à une place entourée de commerces encore ouverts : des bars, des bars de nuit, des bars-restaurants, des bars à putes communément appelés bars à hôtesses. Remplis et fermant dans une heure ou deux ou trois. Une température clémente permettait de rester en terrasse.

Nous continuâmes de marcher, en empruntant une ruelle pavée longée de maisons en pierres construites des siècles auparavant, comme l’attestaient des gravures sur leurs murs.

Nous débouchâmes près de quais harmonieusement fleuris. On s’y arrêta scruter le cours d’eau filant en contrebas, elle et moi accoudés à une barrière.


Un épais tronc d’arbre apparut, creusé. Une sorte de pirogue, couverte de grappes de moules, avançait devant nous, pilotée par une poupée gonflable pagayant à contre-courant. Des saumons, habillés de crème fraîche et de sauce tomate, giclèrent des flots, tout autour d’elle.

Cette embarcation nous salua lorsqu’elle se sépara en deux morceaux, formant des lèvres desquelles des dents plates et une langue râpeuse se développèrent. Nolwenn n’y trouva rien d’étonnant et, preuve de sa politesse, répondit à la salutation d’un coucou de la main.

Je voulus l’imiter mais de torsadés tentacules remplacèrent mes bras, de courtes nageoires caudales mes avant-bras, de visqueuses méduses clignotantes mes mains et des anémones de mer mes doigts.

Je basculai en avant, soudainement : un appel de la flore sous-marine cachée sous cette surface plane aux allures de paisible ruisseau.

Sous la forme d’une sirène, munie de branchies, Nolwenn m’accompagnait. Comme elle, entre mon nombril et mon sternum, je disposais d’un système respiratoire permettant une apnée prolongée. Il captait les bulles d’oxygène présentes dans ce milieu aquatique.

Nous croisâmes des fougères d’algues vertes dodelinantes, un dauphin au dos fin, trois requins-marteaux rigolos, un des derniers bancs de thons rouges existants, une raie aux allures de chauve-souris sous-marine, un visité cimetière de baleines.

Nous nous dirigeâmes vers une épave, enfouie en partie, d’un galion. Un concert devait s’y dérouler. Une file d’attente importante composée de poissons, de mollusques et de cétacés indiquait la venue d’une star des fonds marins.

Je me renseignai. Un mystère entourait, compris-je, l’identité d’une magnifique chanteuse, prête à se donner en spectacle, et dont les derniers billets s’arrachaient.

Je me tournai vers Nolwenn lorsqu’un vendeur, un poisson-clown, me demanda une somme conséquente en échange d’un ticket d’entrée.

Nolwenn souleva des écailles et donna des pièces, dissimulées sous celles-ci. Il en manquait beaucoup pour ce vendeur, dur en affaire, qui refusait le moindre rabais. Je me retins de lui enfoncer mon poing dans sa figure, car je ne disposais plus de mes poings. À la place, je lui caressai la face de mes anémones de mer. Le poisson-clown adora, nagea dedans, encore et encore, s’en imprégna. Mais il demandait d’autres pièces de monnaie.

Assistant à cette scène, une tortue, coiffée d’un haut-de-forme agrémenté d’une ficelle de sac poubelle, se présenta. Une offre tomba. Une danse. Elle voulait que nous dansions pour elle. Moyennant quoi, elle jura de nous offrir ce qui nous manquait. Nous dûmes prendre une décision rapide, les billets d’entrée se raréfiant.

Nous commençâmes par lui proposer un sensuel slow, en y mettant du nôtre, sans musique. La tortue bâilla, elle voulait que nous dansions pour elle, une danse bretonne. Nolwenn m’initia, mais je ne parvins pas à la suivre. La tortue s’éloigna, en nous traitant de mauvais joueurs.

Deux cachalots arrivèrent. Muriel et Klervi, sous cette nouvelle apparence. Elles se montrèrent dédaigneuses envers Nolwenn, sa beauté de sirène en cause.

Elles me payèrent mon entrée. Nous laissâmes ma compagne à l’extérieur de l’épave.


Je me laissai entraîner par la mère et la fille, sans me rendre compte du mal infligé à Nolwenn. Je l’abandonnais, tout simplement. Sous les recommandations de membres de sa famille.

Ainsi accompagnée, je joignis la place qui portait le numéro de mon ticket.

Je m’assis, au troisième rang. À ma gauche, Muriel. À ma droite, Klervi. Elles m’interdirent de prononcer le nom de la grande sœur, prétextant le début du spectacle tout proche. Les spectateurs des soixante-huit premiers rangs leur donnèrent raison. Le reste de la salle un peu moins.

Dans l’épave, l’ambiance s’électrisa lorsque, en lieu de première partie, des torpilles se produisirent. Puis elles dégagèrent le plancher de la scène.

La star arriva. Une apparition née de l’explosion d’une perle expulsée d’une huître creuse. Un éblouissement. Un halo de lumière. Un cercle lumineux. Une silhouette aux contours flous. La silhouette d’une femme, d’une vieille dame. Une grand-mère. La grand-mère.

Des spots se braquèrent sur moi, ainsi que des caméras. Poussé par une foule hystérique et curieuse, je rejoignis la grand-mère sur scène, acceptant un défi lancé. Le défi connu.

Je chantai. Elle chanta. Je chutai. Alors qu’il ne me restait que deux mots à trouver. Je m’effondrai, déçu d’échouer si près du but, une nouvelle fois. La grand-mère rigola, rigola, rigola. Le public rigola, rigola, se moqua, demanda une sanction exemplaire, une punition sévère.

Le galion se redressa, tout comme ses trois-mâts. Ses voiles se déplièrent. Une ascension du bateau, et de tous ses occupants, mena aux quais. Le pont principal devint une gigantesque poêle, les voiles d’immenses crêpes. Le public forma un tas de confiture de fruits des bois.

Des cordages m’attrapèrent. En criant, je cherchai à résister.


Je me trouvais sur un banc de la ville vosgienne, assoupi dans les bras de Nolwenn.

— Je t’abandonnerai plus jamais, lui promis-je, désolé. Je t’en donne ma parole. Je t’aime. Pardonne-moi. Je t’en pris. Pardonne-moi. J’aurais pas dû te laisser. Pardonne-moi.

Elle me parla de la route qui nous attendait, le lendemain.

— Ça veut dire que tu me pardonnes de t’avoir abandonnée ? Elles m’ont forcé. Excuse-moi, ma chérie. Pardonne-moi, Nolwenn.

Nous quittâmes les quais.

Retour chez la belle-mère. L’odieuse.


Je perdais dans mes cauchemars. Nolwenn perdit à la courte paille.

Le canapé-lit pour nous ? Je posai une objection. Je demandai une revanche. Et, contre toute attente, l’obtins.

À mon tour, je perdis à la courte paille. Le canapé-lit pour nous. Le lit et mes baskets pour Klervi.

Je vérifiai l’état du matelas. Mou, poussiéreux, le nid d’une multitude de parasites.

Nolwenn me lança un traversin, qu’elle venait d’extraire d’une pile de bricoles cassées entreposées, sur laquelle s’étendait du linge dernièrement porté et non lavé.

Il restait de la fumée dans la pièce. J’ouvris une fenêtre. Un escadron de moustiques déboula, vint piquer nos jambes, nos bras. Je refermai, en toussotant, exaspéré.

— On peut en éteindre quelques-uns, proposai-je à Nolwenn, en indiquant les bâtonnets d’encens allumés.

— Vaut mieux pas. Ils vont s’éteindre d’eux-mêmes, de toute façon. Ne t’inquiète pas. Alors ? Il est confortable, ce lit ?

— Le canapé-lit, tu veux dire. C’est un canapé-lit. Avec les qualités et les défauts d’un canapé-lit. Enfin, surtout les défauts.

— Tu as pris ta douche ?

Je lui mentis, en affirmant que oui.

— Tu fais comme tu veux. Moi, je vais prendre une douche. Une bonne douche.

— Si tu trouves un insecticide, dans le coin, je suis preneur.

Elle se stoppa, prit un air sérieux, me demanda de m’expliquer.

— C’est que…

Nolwenn me coupa parce que, selon elle, je disais n’importe quoi.

— Tu veux que je te pince ? demanda-t-elle.

Je refusai, trouvant la proposition déplacée. Elle sortit de la pièce.

Je m’assis sur cet autre canapé-lit qui devait nous servir de couchage, le deuxième en deux jours. Des puces sautaient autour de moi. Je me déchaussai et frappai, dans l’idée de les réduire en miettes.

De Klervi, venue aux nouvelles, je me pris une claque.

— T’es un grand malade, toi !

Je restai coi, un instant. Abasourdi. Et puis, je lui dis :

— C’est toi la grande malade ! Tu débarques, tu me tapes. Sans raison.

— Sans raison ? cria-t-elle, stupéfaite. Il a dit sans raison ? Tu te fous de moi. Assassin, va ! Je t’ai vu. Je pourrais te balancer aux flics, si je voulais. Je pourrais t’envoyer en taule pour longtemps.

Klervi m’arracha des mains ma chaussure.

— Ah non, m’opposai-je. Celle-là, c’est non. Tu as gagné mes baskets, tout à l’heure. Pas celle-là. J’y tiens. Tu la lâches, s’il te plaît ?

En la désignant comme arme d’un crime sordide, elle la garda.

— Rien que ça. Je comprends mieux maintenant. Tu veux pas que je tue tes gentilles bestioles ? Il y a une solution.

— Ah oui ? Laquelle ?

Je me baissai, collai une oreille sur le matelas envahi. Je me relevai, en tant qu’inventé messager.

— Elles n’attendent que ça. Elles n’attendent que toi. Toi seule peux leur sauver la vie. Alors ? On échange ? Le lit contre leurs vies ?

Je tendis la main à Klervi, afin qu’elle conclue notre accord.

— J’ai une deuxième chaussure, juste là. Et dans ma valise, quatre paires avec des semelles dures, très dures.

Klervi tergiversa, sachant ce que ça impliquait, mais elle finit par me serrer la main.

— Ça roule, Hippolyte. On fait comme ça… Tu ranges tes godasses ! Tout de suite !

Avant qu’elle change d’avis, je me dépêchai d’aller prévenir Nolwenn.

Elle se savonnait le corps avec un pain surgras sentant le pain d’épice passé au grille-pain. Je me déshabillai et la rejoignis sous le pommeau de douche.

— Je croyais que t’avais déjà pris une douche, aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Oui, mais pas avec toi.

Je lui souris.

— Tu vas t’user la peau à trop te laver, dit-elle.

Nous rîmes, complices. Nous nous lavâmes, nous nous séchâmes.

Nous enfilâmes de légères tenues de nuit.

Nous roulâmes, l’un avec l’autre, dans le grand lit.

— Tu es trop fort, me complimenta Nolwenn. Elle m’énerve, parfois, la petite. Tu l’as bien eu.

— Je suis le meilleur, n’aie pas peur de le dire.

Nous nous rapprochâmes, le lit se repliant sur lui-même. Il nous avalait.

Il me rappelait la crêpe qui revenait me hanter, chaque nuit. Son ossature vrillait, se disloquait. Élément après élément, il s’écroulait. Avec nous dedans.

Les plaques de bois et les armatures tombaient.

Nous nous retrouvâmes au sol.

— On tombera pas plus bas, se contenta de dire Nolwenn, un brin optimiste.

Un brin optimiste, car le plancher céda sous notre poids et nous atterrîmes dans une lugubre cave, sur des cartons collants.

D’un tuyau, un bouillon marron se déversa sur nos épaules, dans notre cou, jusque sous nos vêtements. Nolwenn poussa un cri d’horreur.

Je regrettais le stable canapé-lit et le salon, bien qu’enfumé, au solide plancher.

Cette nuit-là, je dormis avec ma compagne dans la berline.

Partie 5

À quatorze heures, j’attachai ma valise sur le toit. Puis pris place, sur la banquette arrière, à côté de la mère.

Je me retrouvais derrière Nolwenn.

— Mamie, on arrive ! annoncèrent les deux femmes et l’agaçante adolescente, les trois en chœur.

Le véhicule traversa plusieurs régions. Les morceaux de musique, que je jugeais quelque peu sataniques, en accompagnement.

— Vous en savez quoi, vous ? interrogeais-je la mère. Ils mangent quoi, ces bretons ? De la chauve-souris ? Vous savez s’ils mangent de la chauve-souris, vous ?

Muriel tapota l’épaule de la conductrice.

— Nolwenn ? Pourquoi il me parle de chauves-souris, ton mec ? Il a un problème avec les chauves-souris ?

Gardant les mains sur le volant, Nolwenn répondit :

— Non, maman. Oublie. Laisse Hippolyte tranquille. C’est un brave garçon, maman.

— Mais c’est lui qui me parle de chauves-souris. J’y peux rien, moi.

Klervi baissa le volume de l’autoradio et s’en mêla :

— Elles sont gentilles, les chauves-souris ! Faut pas aller les embêter. Voilà tout. Si elles se sentent agressées, elles se défendent. Elles ont raison.

Plus nous approchions de la Bretagne, plus j’angoissais.

J’appréhendais de rencontrer la grand-mère. L’image de cette hostile région à elle seule.

Je voyais les autres habitants de ce territoire reculé comme des clones de cette vieille dame, cette mégère. Aussi vicieux qu’elle ou davantage. Des troupeaux d’arriérés, de tarés. Des sous évolués malformés, conséquence d’une propagée consanguinité.

Je repoussais l’échéance, une demeure en face de nous. Je ralentissais la cadence. Tout de même, j’atteignais l’étroite bande d’herbe située devant les marches menant à l’entrée.

Une soudaine averse de grêle me convainquit de rejoindre l’intérieur. Plus grosses que des boules de billard, les projectiles tombés du ciel breton me bleuirent la peau, en me frappant lourdement. Mon arcade gauche explosa. Du sang gicla.

Je me protégeai, en accélérant le pas. Je pestais contre cette région hostile, regrettant ce si long voyage, cette destination cruelle.

Des bourrasques de vent tourbillonnant, me trimballant. Une température basse. Je grelottais, en marchant vers la maison.

J’essuyais le liquide rouge, en le tamponnant d’un mouchoir en papier. Une branche se détachait d’un arbre, me fauchait les jambes.

Je me retrouvai à quatre pattes. Des feuilles et de la mousse roulèrent, se collèrent sur moi. Un mont de terre se dressa. Il bougea. Un museau pointa, celui d’une taupe aux oreilles en pommes de terre, d’un garrot identique à celui d’un étalon. Elle sembla me sourire, m’effrayai. Je pris mes distances.

Chevauchant l’animal sorti du sol, Klervi. Moi qui la croyais entrée dans la bâtisse. La maîtrisant, elle commanda des cabrioles à sa monture et les reçut.

Un coup de talon et la taupe retourna dans sa galerie, non sans qu’un lasso s’enroule autour de ma taille et m’oblige à suivre, sur le fessier. Mes cris résonnèrent en l’étroit tunnel creusé, de coups de grandes griffes, sous la construction.

Une salle éclairée. Des gradins l’entourant, dans lesquels des poupées gonflables se mêlaient à des espèces animales souterraines : vers, limaces, araignées, fourmis et un regroupement de taupes attelées.

D’un battement d’ailes, la grand-mère, au corps de chauve-souris, se posa devant moi.

— Salut ! essayais-je.

Felisia me serra la main.

— Hippolyte, on va se la chanter, cette chanson ? Tu dois la connaître maintenant ? Trois, deux, un, musique !

Les poupées gonflables se transformèrent en guitares, en basses, en d’autres instruments et percussions dont les animaux des gradins se servirent.

Je perdis l’ultime défi. À un mot près.

D’autres chauves-souris, portant les traits de la grand-mère, tissèrent un filet. Elles m’emprisonnèrent de ces cordages noués ensemble. Elles m’emmenèrent un peu plus loin, dans une deuxième salle, de taille réduite.

Une gazinière. Une poêle. Une crêpe. Des bocaux de confiture de fruits des bois.

Je me retrouvais dans une cuisine. La cuisine dans laquelle je finissais lors de mes cauchemars, depuis un mois.

Je repris connaissance. Compris que je venais de, légèrement, m’assommer. Compris que je venais de m’étaler dans une flaque de boue. Alors que nous approchions de la demeure, l’antre de la grand-mère bretonne.

Le visage souriant de Nolwenn m’accueillit.

Au contraire Klervi montrait, à mon égard, de la haine.

— T’as vu ce qu’il a fait, ton mec, s’en prit-elle à sa grande sœur.

De la boue, en quantité, tâchait sa robe. La pluie nous trempait. Muriel nous attendait.

— Vous venez ?

Nolwenn m’aida à me relever.

— Tu penseras à regarder où tu mets les pieds. Il y a des racines qui…

— J’ai remarqué, oui.

— Il me paiera le teinturier, ton mec.

— Ça partira au lavage, assura Nolwenn, c’est rien du tout. Tu chipotes, sœurette.

— Rien à foutre, il me paiera le teinturier, maintint-elle. Un point c’est tout.

J’acceptai, afin qu’elle se calme.

Accompagné des deux sœurs et de leur mère, je m’apprêtais à rencontrer la grand-mère. Celle de mes cauchemars ?


Une maisonnette perdue dans la campagne bretonne. Nous tournâmes autour.

— Mamie ! crièrent les deux sœurs, en chœur, avant de courir vers elle, lorsque la propriétaire des lieux apparut.

La grand-mère serra ses deux petites-filles dans ses bras puis, dans un second temps, sa fille. Une chaleureuse étreinte.

Sur mes gardes, j’approchai, en frottant les traces de boue sur ma veste et sur mon pantalon.

— J’étais allée à la cueillette, indiqua Felisia, habillée d’une tenue en cuir, sous une large cape noire.

La dame, de bientôt quatre-vingt ans, laissa découvrir les fruits rouges qu’elle venait de ramasser dans les bois.

— On va préparer de bonnes confitures, s’en réjouissait Nolwenn.

Entourée de sa famille, la grand-mère vint vers moi

— Elle est gentille, se voulut rassurante Klervi.

Felisia me regarda, presque me dévisagea :

— Il est crado !

Klervi éclata de rire, suivie de sa mère. Pas de Nolwenn.

— On rentre ! proposa la grand-mère.

Nous passâmes devant un garage dont dépassait du matériel de pêche, notamment des filets. Je m’en inquiétai.

— Tu viens ? me demanda Nolwenn.

J’essayais d’évacuer les images cauchemardesques de mon esprit et m’arrangeais pour les remplacer par nos moments d’intimité.

— J’arrive !...

Partie 6

— C’est ta grand-mère. Ça vient d’elle ? J’aurais dû m’en douter. Elle m’a jeté un sort ? Cette sorcière. Une putain de sorcière maléfique. Et tu ne m’as rien dit. Pourquoi ? J’aurais pu comprendre. On choisit pas sa famille. Ta grand-mère est une sorcière. Voilà. Et ta mère, du coup ? Et ta sœur ? Et toi ?

Je poussai un cri, terrorisé par cette possibilité. Nolwenn me serra contre elle.

— Ça va s’arranger. Je te l’assure. Je vais lui parler. Elle va arranger ça.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— On va aller lui parler. On va y aller, ensemble.

Celle-ci réunit sa sœur, sa mère et sa grand-mère. Elle leur raconta, sans aucun détour, mes craintes.

— Il fallait bien qu’il le découvre, un jour. Tu manques de discrétion, lui reprocha sa petite sœur. Combien de fois faudra-t-il te le répéter ?

Je ne savais plus si elle plaisantait, celle-là.

— Moi, ces histoires de sorcières, je les écoute plus, confia Muriel.

Nolwenn et elle échangèrent un appuyé sourire qui en disait long. Pour elles.

— Si c’est le bon, on va arranger ça, promit la grand-mère, en me regardant étrangement.

— C’est le bon, mamie, assura ma compagne. Je te fais confiance. Tu sais ce qu’il te reste à faire.

— Je peux savoir ? les interpellai-je.

Elles rugirent, toutes, de la plus jeune à la plus âgée, me déboussolèrent, me chahutèrent. Mentalement, elles me malaxèrent.

Felisia se saisit d’une baguette de pain, prononça une formule que j’imaginai magique. Je décidai de rester indifférent à ce qui se déroulait en ces lieux. Le croûton, Felisia le brisa. Vers moi, elle souffla les miettes, une constellation agissant tel un charme.

Je restais observer le spectacle, comme hypnotisé.

Je me croyais acteur d’un de mes cauchemars. D’amples gestes de la grand-mère amenaient à des explosions lumineuses, sorte de feux d’artifice. Tout ça dans les quinze mètres carrés cinquante de la cuisine. Le four crachait des flammes. Les casseroles dansaient sur le feu de la gazinière. Des bougies et un lustre s’allumaient. Une vague de chaleur se propageait.

Des étincelles rougeoyantes accompagnaient les mouvements de Felisia, en épaisses couches brûlantes. Ses bras tournaient, se retournaient. Ses jambes suivaient, ondulantes. Des boules enflammées grossissaient dans le creux de ses mains. Elle les projeta vers moi.

Je ne bougeai pas, pétrifié, émerveillé. Je les gobai. Et puis me soulevai de terre.

Puisque je me pensais dans un cauchemar, je ne m’inquiétais pas plus que de raison. Allongé sur le dos, en lévitation.

Ma chemise se déboutonna, après des murmures de la mère. Je me retrouvai torse nu.

— Est-ce bien nécessaire ? demanda Nolwenn, en posture d’intervention.

— Naturellement, répondit la petite sœur. On doit le faire. Il n’y échappera pas.

J’apercevais le mécontentement de ma compagne, mais restait en attente, sans paniquer. Il ne s’agissait que d’un cauchemar, me disais-je. Je me le répétais.

Muriel dégaina une tondeuse électrique chargée, sans doute pour se raser sa moustache fournie, ou celle de sa mère. Elle me la passa sur le corps, de dessous le nombril aux clavicules, sur ma poitrine, sur mes épaules.

Les trois femmes et l’adolescente enfilèrent des masques et des gants chirurgicaux, en plus de blouses blanches repassées. Klervi dessina une croix au feutre sur mon pectoral gauche.

Pris d’un subit doute, je me tournai vers Nolwenn. Je voulais qu’elle me pince, je voulais vérifier que ce qui arrivait, arrivait bien dans un de mes cauchemars.

— Je crois que ça va suffire pour cette fois. On a tout ce qu’on veut, non ?

— Presque, limita sa mère. Presque. Son cœur est-il pur ?

Nolwenn prenait ma défense. En ma faveur, elle argumenta.

— Peut-être qu’enfin nous détenons le bon, persistait sa mère. Il nous faut savoir, ma princesse.

Je commençais à comprendre. Ces cauchemars, chaque nuit. L’œuvre de cette famille. De la sorcellerie. À présent, elles en voulaient à mon cœur. Elles voulaient le sonder, l’explorer, l’éponger. Elles le voulaient.

La grand-mère brandit un bistouri. L’annonce d’une opération. Et sans anesthésie.

La tranchante lame se plaça sur le croisement des deux lignes de la croix.

Je priai intérieurement, le regard plongé dans celui de Nolwenn qui ne pouvait rien pour moi.

Je fermai les yeux. Attendis. Je les rouvris. Regardai plus bas, cherchai mon cœur, l’aperçus ausculté par la grand-mère, en train d’utiliser un stéthoscope. Sanguinolent, Nolwenn le tenait devant elle, en prenait soin. De fluctuants arrondis conduits le raccordaient à ma poitrine ouverte.

Une série d’examens se prolongeait jusqu’au début de la nuit. Klervi s’assurait que je reste conscient, malgré l’intervention en cours.

L’anniversaire de la grand-mère, comprenais-je, un prétexte à ma venue en ces terres bretonnes. Les membres de cette famille, ces sorcières. Gentilles ou méchantes sorcières ? Le cœur extrait de mon corps répondait à mes interrogations. Piégé.

Une impression d’écartèlement. Entre les sentiments éprouvés pour celle que, jadis, je considérai comme ma future femme et le traitement infligé.

Nolwenn me défendait, malgré tout. Elle devait m’aimer, un peu. Elle appliquait les ordres familiaux, mais restait proche de moi.


Je les voyais en sorcières. Elles se disaient des fées, ces bretonnes. Elles se prenaient pour des gentilles alors qu’elles agissaient comme des méchantes.

J’attendais qu’elles remettent mon cœur en place. Nolwenn me caressa le front.

— Ça va bien se passer.

Elle pensait me rassurer. Elle m’embrassa sur les lèvres. Je me verticalisai, dix centimètres au-dessus d’un tapis brodé.

Nolwenn confirma l’ensemble de mes suppositions. Plusieurs fois, elle nomma les membres de sa famille les gentilles fées. Sans me convaincre totalement.

— Tu aurais dû m’en parler. Je t’aimais. Je ne sais plus si je t’aime.

Elle montra de la tristesse.

— On en fait quoi ? intervint Klervi.

Encore elles me tenaient. Tout sauf privilégié.

— Qu’aurais-je pu te dire, sans te faire fuir ? m’interrogea Nolwenn.

— Surtout ne pas oublier de chanter les paroles de la chanson, recommanda la grand-mère. Toutes les paroles.

— S’il ne les connaît pas encore, je pourrai le transformer en pantin, suggéra Klervi. Il m’en reste plus. Mes gentils ont mangé le dernier. Ils sont filous, mes gentils.

En réponse à ces mots, Nolwenn me dit :

— Elle plaisante, la petite. Les fées ne font pas ce genre de choses. On a un code déontologique à respecter. Que de bonnes actions. Je te l’assure. Il faut juste que tu nous fasses confiance. Tu vas bien, n’est-ce pas ?

Nolwenn me caressa la joue.

— Ça peut surprendre au début, je comprends, mais nous faisons ça pour le bien de notre communauté. Et tu peux nous y aider. Je ne pouvais t’en informer plus tôt, crois-moi. Ça aurait pu mettre en péril nos familles. Pense à moi. À mon amour. À notre amour. À ceux que notre amour peut sauver.

J’apprenais, ainsi, les conséquences de mon désir, des mois plus tôt, pour cette jolie femme, sublime femme. La première femme que j’aimais, vraiment. Cette femme, une princesse, la descendante d’une lignée de fées.


Je pouvais délivrer des familles entières d’un sortilège. Je mis en avant mes connaissances limitées en matière de fées bretonnes, comme de fées en général, et rappelai ma profession de dépanneur informatique.

— Il ne nous reste plus beaucoup de temps, informa Felisia, alarmiste. Notre peuple est en danger. La menace progresse.

— De quoi parlez-vous ?

Je les obligeai à me raconter l’histoire de leur communauté cachée.

Sur un mur blanc, les yeux de la grand-mère agirent comme des projecteurs. Des images défilèrent, vingt-cinq à la seconde. Nolwenn au poste de commentatrice. Tous les cinq, nous nous trouvâmes plongés au centre d’une forêt de fougères mauves. L’endroit de la genèse de leur peuple, un nid de fées. Les événements historiques se succédaient.

J’apprenais leurs mœurs, leurs coutumes. Les siècles passants, elles perdaient de leur apparence originelle, ainsi que leurs pouvoirs magiques.

J’apprenais également que des ennemies les pourchassaient : des sorcières, des vraies, pour le coup. De méchantes sorcières bretonnes qui les suivaient, les détruisaient. Les anéantissaient.


Le cocon protecteur formé autour de leur famille montrait des signes de faiblesse. Les ondes néfastes promettaient de les réduire en cendres. L’originale projection audiovisuelle me le démontrait. Les fins tragiques décrites ne devaient pas me laisser insensible, compris-je.

Malgré ce qu’elles considéraient comme autant de preuves de leur bonne foi apportées, puisque je persistais à douter de la sincérité de la grand-mère, de la mère et de la petite sœur, Nolwenn prit la parole :

— Tout ce qu’elles te disent est vrai. Nous sommes parmi les dernières survivantes. Grâce à ma grand-mère. La meilleure des grands-mères du monde, la plus forte, celle qui détient les plus puissants des pouvoirs. Encore. Celle qui nous a permises de traverser les décennies, les siècles, les millénaires.

— Les millénaires ? Mais je croyais que tu avais trente-trois ans, Nolwenn.

— Trois mille trois cent trente-trois ans, annonça-t-elle.

Muriel crut bon d’ajouter :

— Elle fait jeune pour son âge. Comme moi. Comme nous toutes dans la famille.

— Les fées vieillissent moins vite que les êtres humains, m’apprit Klervi. Tu vas nous sauver des méchantes, Hippolyte ?

— J’y réfléchis. Vous n’avez rien d’autre à me dire ? Genre que je vais devoir combattre, moi seul, la puissante cheffe de vos ennemies, les très méchantes sorcières de Bretagne, moi tout seul, rien que moi, sans aide extérieure. Afin de délivrer votre peuple de gentilles fées de Bretagne, et que vous puissiez, de nouveau, vivre en toute liberté, en harmonie avec la nature.

Elles se regardèrent. Elles discutèrent.

— Comment tu le sais ? me demanda Nolwenn. Parce que moi, je t’en ai pas parlé. Hein ? Dis-leur, Hippolyte !

J’en bafouillais.

— Non, mais… moi, je disais juste ça comme ça. J’ai vu un film à la télé, l’autre jour. Et il se passait un truc dans ce genre-là. Alors, moi… je sais pas. C’était un film fantastique.

— À ton avis, Hippolyte, d’où est-ce qu’ils tirent leurs histoires, dans les films fantastiques ? demanda Muriel. Qui leur écrit leurs histoires ?

Sans réponse me venant dans l’immédiat, je haussai les épaules.

— Des fées, Hippolyte, des fées, affirma Klervi, dans un ton désagréable, car rabaissant. Les meilleures scénaristes de films fantastiques sont des fées. Au moins, tu auras appris quelque chose aujourd’hui. Et qui dit plus de fées, dit plus de films fantastiques. Du moins, les bons, les regardables. Pas tous ces navets, là. Ceux-là, ils sont pas écrits par des fées, par des doigts de fée. Ça, non.

— D’accord. D’accord. Je vais réfléchir. J’ai toujours bien aimé les fées.

Le décor changea. Les contours du cocon m’apparurent, ainsi qu’une autre réalité, la leur. Elles la partageaient avec moi.

Elles me donnaient l’occasion de la percevoir. Cette paroi protectrice qui subissait les attaques de créatures violentes, ces si méchantes sorcières dont elles me parlaient.

Les trous causés se réparaient, de moins en moins solidement, me rapporta Nolwenn. Je l’écoutais.

Sa famille me raconta une période funeste qui mena aux retraits de leurs ailes, en me dévoilant leurs emplacements sur leurs peaux.

Elles, toutes, possédaient des cicatrices identiques à celles que j’observais, le soir, en haut du dos de ma compagne, lorsque je la massais.

Je commençais à croire en leur récit, mettant de côté ma tendance cartésienne.


Je regardais le cocon protecteur se déformer sous les coups. Les créatures de l’ombre, ces sorcières bretonnes assoiffées de jus de fées bretonnes, le frappaient, le mordaient, le griffaient, le grattaient, le rayaient.

La grand-mère puisait dans ses ressources pour le maintenir. Sa fille et les deux sœurs l’aidaient.

Nolwenn, une attaque l’atteignit. Une griffure apparut sur son front.

Nolwenn s’écroula, saignant.

— Elles approchent !


Un groupe d’instruments bretons lança la musique. Mon cœur encore de sortie et brandi en semblant agir contre les attaques extérieures, je chantai les premières paroles, en suivant le tempo indiqué.

Ensuite, Nolwenn enchaîna.

L’un après l’autre, nous poursuivîmes, ainsi, main dans la main. Aucune fausse note. La bulle protectrice se laissait visualiser. Ses parois fines transparentes englobaient le lieu de rassemblement. Elles s’épaississaient. Elles durcissaient.

Les vingt heures trente-trois minutes et dix-sept secondes de la chanson. Les cent soixante-trois mille cinq cent huit mots de la chanson. Nous les affrontâmes. Ensemble. Unis. Encouragés. Alimentés. Épongés.

Nous nous relayâmes avec ingéniosité, afin de pouvoir prendre quelques essentielles pauses.

Le jour se leva. Nous tenions bon. La moitié de la chanson chantée. Ma voix baissait sérieusement en intensité. Limite audible. Mais suffisamment, apparemment, pour que le cocon de protection continue de se renforcer. Il éliminait, du même coup, les vilaines sorcières, une à une. Plus il se propageait, plus il prenait de l’ampleur et plus les forces démoniaques se réduisaient.

Nous avancions. Restaient moins de dix mille mots à chanter. Huit mille. Deux mille.

Nous passions sous la barre du millier. Symbolique palier. Pas le moment de flancher.

Nous nous serrions les coudes. Felisia, Muriel et Klervi tapaient du pied, en mesure, frappaient dans les mains.

Je chantais, pendant que j’affrontais la redoutable cheffe des ennemies, lors d’un disputé shifumi.

Plus qu’une centaine de mots, une vingtaine. Les dix derniers.

Le dernier que je chantai, sans me tromper.

Et une explosion de joie.

— Tu as réussi, Hippolyte ! exclamèrent les fées, ravies. Notre peuple est enfin délivré.


Partie 7

— Nolwenn ?

— Oui, c’est moi ! Tu me reconnais pas ?

Je ne pus la contredire. Sa beauté physique évaporée, en même temps que le mal qui rongeait leur communauté.

Le prix à payer, semblait-il.

— Qui c’est qui va être roi ? C’est Hippolyte ! dit la petite sœur, une fois mon cœur remis en place.

Plusieurs jolies fées montèrent dans le ciel breton. Des habitations environnantes en sortirent d’autres.

Partout sur la planète, dans les parcs, les rues, sur les plages, ces adorables créatures pacifistes, auprès des êtres humains, se réapproprièrent leurs pouvoirs magiques. Une saine cohabitation s’instaura, semblable à celle existant des millénaires auparavant.

Je me retrouvai roi d’un nouveau monde, remplaçant celui qui reposait, au frais, dans des bocaux de confiture de fruits des bois, en bas de mon frigidaire. Celui qui qui jeta ce sortilège sur son peuple pour en obtenir les richesses.

J’officiais en tant que roi. À mon bras, une femme qui paraissait plus âgée que sa grand-mère.

Mon pouvoir se limitait, toutefois, au peuple des fées. Et encore. De nombreuses exceptions se votaient, définissaient les présidences des nations comme leurs véritables gouvernements. Les états auxquels elles rendaient compte, auxquels elles payaient leurs impôts et des taxes, plus élevées que celles prélevées aux citoyens dits ordinaires, les êtres humains, les premiers résidents, les pionniers, les originaux. Roi des fées, un rôle ingrat.

J’habitais dans un immense palais, mais entouré de sujets collants et bavards, en demande constante d’augmentation de salaire. La fortune de ma femme se réduisait. Les entrées d’argent ne comblaient pas les déficits. Nous organisions des festivités et autre foires, marches, salons, dans l’idée de renflouer les caisses. Sans parvenir à redresser la barre. Notre économie fragile me rappelait ma profession de dépanneur informatique et mes cours de gestion séchés au lycée.

Des informations me parvenaient. Les fées dont je devais m’occuper subissaient les moqueries de leurs camarades de classe. Dans les grandes, moyennes et petites entreprises, elles restaient au bas de l’échelle quand elles parvenaient à y entrer. Sinon, elles remplissaient les comptoirs des bars ou finissaient sur les trottoirs. Les fées s’intégraient difficilement à la société. Ma femme ne m’en tenait pas rigueur. En parlant des êtres humains, elle disait qu’il leur fallait du temps pour s’habituer. Elle comprenait qu’ils les perçoivent comme des envahisseuses, car elles débarquèrent si soudainement dans leurs vies, bouleversèrent leurs quotidiens.

Ma fonction de roi ne signifiait en rien que je dispose d’un royaume. Ni même d’une région, d’un département, d’une commune, d’un champ, d’un jardin, d’un bout de terre dans lequel j’exerçais les pleins pouvoirs. Honorifique titre de roi, disons-le.

Je le compris dès lors que je décidai d’attenter une action en justice, suite à la scandaleuse agression d’une innocente fée par un groupe de barbares, récidivistes de surcroît. Je reçus une lettre de remerciement, accompagnée d’une facture au montant significatif, celle des frais d’avocat des victimes que mon royaume devait payer, sous les plus brefs délais.

Les fées restaient des étrangères, malgré leurs papiers en règle. Des étrangères sur une terre où elles naquirent. Une étrangeté indéfendable auprès des instances compétentes, car se disant sans cesse débordées lorsque je leur demandais un rendez-vous.

Des fées cachaient leurs ailes, mais dénoncées puis démasquées, elles reprenaient leurs statuts de marginales. Écartées de la société. De tous les milieux. De partout. Dans tous les pays. Une mise au ban.

Ne pouvant agir contre les injustices régnant au sein de la population, je me concentrais sur le bien être de ma famille.

J’envisageais un retour dans le Sud. L’ambiance frigorifique de ce palais, aux cent chambres pourtant magnifiquement décorées, m’y conduisait chaque jour davantage. Une habitation logée en haut de la plus haute montagne de mon pays d’origine, séduisante idée sur le papier. Des mois passés à y vivre, la nostalgie me submergeait. Les visites de mes proches ne me suffisaient plus. Je voulais retourner chez moi. Retrouver mon quartier et mes potes. Mes commerçants, mes connaissances. Mes ruelles sombres et angoissantes. Mes endroits mal famés. La délinquance montante de quartiers fréquentés. Y loger. Ou à côté. En périphérie. Nous devions y amener le palais. Et tous ses employés.

Ma femme voulait une descendance. Moi aussi. Mais pas en ces terres infertiles. Lors d’une réunion, nous échangeâmes nos arguments, les mîmes en confrontation. Je remportai le duel.

Nolwenn redoutait l’accueil de ses anciens voisins, sous sa nouvelle apparence. Je lui promis de la défendre et lui rappelai son poste, ses obligations, ses devoirs, comme celui de montrer aux humains la bonté des fées. Nolwenn, en tant qu’ambassadrice, pouvait changer les mentalités. Je l’encourageais en ce sens. Plutôt que de se replier, elle devait, au contraire, propager ses idées, défendues par sa communauté. Notre communauté.

Nous regagnâmes le Sud. Grâce à des arrangements dont je ne m’occupai pas, nous pûmes louer le seul immeuble de cent appartements existant dans la région. Le palais resta sur sa montagne et servit de refuge animalier. Que des espèces en voie d’extinction recueillies.

Au cours de conférences, nous présentions les caractéristiques des fées et leurs points communs avec les êtres humains. Les salles de curieux se remplissaient. De toute origine, ailés comme non ailés. Les deux peuples se rapprochaient.

Notre couple monta dans les sondages, à l’approche d’une élection municipale. Poussés par la foule, nous nous plaçâmes sur une liste.

Des votes, des candidats menés devant le juge ou directement jetés en prison, la révélation d’une affaire de fraude, des retraits suspects. Et nous arrivâmes, moi et ma compagne, à la tête d’une ville du Sud.

Beaucoup de mes électeurs prenaient encore Nolwenn pour ma grand-mère. Parce que toutes les autres fées existantes au pays et dans le monde ressemblaient à des mannequins sorties de magazines de mode.

Ma femme, la seule de cette communauté portant les traits d’une vieillarde, flétrie, creusée, courbée, osseuse. Un cadavre ambulant. Mais un cadavre aimé. Car son état de décrépitude signifiait un sacrifice assorti d’une libération. À ce sujet, quotidiennement, les fées, les bretonnes comme les autres, ne manquaient de lui rappeler leur reconnaissance, par la poste, par mail ou, plus rarement, par pigeon voyageur.

Je vivais avec cette mocheté. Ses varices, sa peau flasque, ses rides, trois dents et demie dans le râtelier, d’épaisses touffes de poils lui sortant du nez et des oreilles.

À côté de mes quarante-deux ans, même si je la savais sauveuse d’un peuple, elle me donnait l’impression d’une morte vivante.

Je devais l’enfanter si je voulais une descendance. Mon engagement ne me permettait pas d’envisager de planter ma semence chez une autre. Elle m’assurait pouvoir assumer une grossesse, malgré son état. Ses hanches solides restaient fonctionnelles et totalement utilisables à cet effet.

Une nuit d’amour et elle tomba enceinte. La veille d’une nouvelle élection, les régionales.

Le ventre grossi de ma dame sembla agir sur les consciences et la majorité des bulletins sortis des urnes me désigna vainqueur.

Une fois écartée une grosse dizaine d’hommes et de femmes politiques, sous divers motifs, de suite, des suiveurs me parlèrent des présidentielles. Je temporisai.

Notre enfant naquit, des mois plus tard. Un garçon. Ses premiers battements d’ailes et ses premiers pas. Puis il grandit, d’un mètre en une semaine. Il atteignit sa taille définitive deux jours après.

Sa mère et moi l’accompagnâmes lors de son premier cours de vol à basse altitude. Il se débrouillait bien, un futur pilote de chasse, nous confia son moniteur.

Deux autres bambins nous rejoignirent, adoptés ceux-là. Une fille et un deuxième garçon. Une fée et un être humain.

Toutes communautés confondues, autant que les métissages, les adoptions se démocratisèrent. Notre couple donnait l’exemple d’une entente cordiale, donnait envie d’emboîter le pas : la Terre entière se peupla d’êtres hybrides.

Les élections présidentielles se précisaient. Je disposais d’une équipe de campagne compatible avec cette échéance.


Je devins le chef du gouvernement de mon pays d’origine. Et les premières mesures discutées, mais actées, des mesures d’égalité. Entre les êtres humains et les fées. Appliquées dans le pays puis dans le monde entier.

Le quinquennat effectué, moi et ma famille nous retirâmes sur une île déserte sur laquelle nous construisîmes un château de sable.

Nous y vécûmes de douces journées et de paisibles nuits. Sans cauchemars. Jusqu’au jour où…

La durée de protection du remède miracle toucha à sa fin. Et ma famille, décimée. Tout comme les familles de mes amis, les familles des amis de mes amis…

Nolwenn ? Oui ? Tu me disais ?…

Épilogue

— Hippolyte ? Alors ? Tu viens avec moi ?

— En Bretagne ?

La destination demeurait inchangée. Nolwenn le confirmait.

L’imaginé périple devint réalité au moment où je me sentis obligé, malgré mes craintes, fondées ou infondées, de répondre que oui, je voulais bien venir avec elle.

Comme vous devez vous en douter, durant le trajet, rien ne se passa comme je pus le prévoir ou le fantasmer. Aucun élément d’un conte fantastique à l’horizon d’une route, à deux, qui dura des heures avant d’arriver là où nous le devions. À l’anniversaire d’une grand-mère. Entourée, la charmante vieille dame, de ses frères, de ses sœurs, de ses enfants et autres descendants.

Un séjour banal en terre bretonne. Presque trop. De la chaleur humaine, suspecte. Des sourires, que je pensai forcés. Je me sentais menacé par toute cette sympathie. Que manigançaient-ils ? Pourquoi semblaient-ils si heureux de passer ce week-end en famille ? Pas de bagarres ? Pas de sorcières ? Nolwenn toujours aussi belle. Toujours la même. Je lui demandai de me pincer.

— Te quoi ?…

Elle me ricana au visage puis annonça :

— Tu me feras toujours rire, toi. Qu’est-ce que tu es drôle…

Enjouée, celle-ci. Je restais méfiant.

Quelques soirées festives, déjà nous devions reprendre le chemin du retour.

Des jours après, il me fallut l’admettre. Le communiquer à ma mère. En Bretagne, tout se passa pour le mieux.

Je proposai à Nolwenn d’y retourner. Dès les prochaines vacances.

Nous l’organisâmes.

Et plusieurs fois dans l’année, je traversais, avec ma compagne, le pays. Je rendais visite à ma belle-famille.

Je visitais.

L’Ouest. Le Morbihan, Pontivy, Lorient.

Je découvrais.

Le Finistère, Quimperlé, Riec, Pont-Aven, Bannalec.

Je voyageais.